2.13.2009
Já ganhou
L'âge des images
por Cyril Neyrat
[Cahiers du Cinéma, Fev. 2009, p. 12-14]
David Fincher a grandi. Non que son film soit meilleur que Zodiac, mais son cinéma continue à gagner en amplitude, spatiale et temporelle, à élargir sa vision historique, de l’Amérique et de Hollywood. Zodiac dépliait son récit sur trente ans, triple la mise. Si l’on considère avec les historiens que le XXe siècle a commencé en 1918, avec la passation définitive du pouvoir géopolitique de l’Europe aux États-Unis, c’est alors une histoire du XXe siècle que raconte ce film. (Certains affirment que le XXIe ne commence vraiment qu’avec l’élection d’Obama, le désastre Bush ayant marqué la fin de l’agonie du XXe. Katrina restera, avec la guerre en Irak, le symbole de ce désastre.)
L’importance de Zodiac réside dans sa manière, rare à Hollywood, de problématiser la représentation du passé en ouvrant dans l’image un désaccord, un dissensus. En copiant le cinéma américain des années 1970, Fincher faisait un saut esthétique dans le passé, mais compliquait le saut par une greffe, dans le récit et dans l’image, d’une seconde temporalité - contemporaine, numérique : le jeune dessinateur de BD qui ne vieillit pas, semble soustrait au passage du temps. Cette greffe creusait un écart dans l’image et dans le récit, les soumettait à deux régimes de perception contradictoires : le régime de l’imagerie seventies, du cliché reproductible et reconnaissable, contredit par celui de l’image comme apparition d’un nouveau, d’un inconnu à déchiffrer et interpréter. Cette conjonction d’une aberration temporelle et d’un dissensus sensible faisait tout l’intérêt de Zodiac. Le pacte hollywoodien repose sur la certitude que l’image du passé va de soi, ne fait pas question. C’est le cas jusqu’au Cronenberg de History of Violence et au Coppola de L’Homme sans âge. Chez Fincher, fabriquer l’image du passé est devenu un problème. L’Étrange histoire de Benjamin Button le soulève à nouveau, différemment.
Benjamin Button est une aberration temporelle: un homme qui naît vieillard et rajeunit au fil du temps, pour mourir nourrisson. Sa vie est racontée en une série de longs flash-back se succédant dans l’ordre chronologique: dans un hôpital de La Nouvelle Orléans, en 2005, dans les heures qui précèdent le passage de l’ouragan Katrina, une vieille femme mourante demande à sa fille de lui faire la lecture d’un carnet, dans lequel un homme a écrit son autobiographie. La jeune femme comprend au fil de la lecture que sa mère a aimé cet homme dont elle n’a jamais entendu parler, puis qu’il est son père. Le flash-back s’interrompt régulièrement pour revenir dans la chambre d’hôpital, où, après quelques commentaires sur l’histoire ou sur l’approche de Katrina, la lecture reprend et relance le récit. Chaque segment raconte un moment de la vie de Button et de l’histoire américaine telle qu’il l’a traversée.
Le régime représentatif est celui d’une imagerie hollywoodienne classique, dont Fincher ressuscite les clichés. Après l’expérimentation contemporaine de Se7en et de Fight Club et le «concentré temporel » de Panic Room, après l’imitation seventies de Zodiac, il finit par investir le coeur de l’usine à images hollywoodienne. Les patronymes de certains personnages, M. Gateau ou M. Button, trahissent ce choix de l’imagerie la plus partagée, celle du conte de fées, telle qu’Hollywood se l’est appropriée.
Ce parti pris de copiste d’une norme hollywoodienne explique notamment la manière dont la question raciale dans la Nouvelle-Orléans des années 1930 est escamotée par Fincher. Katrina n’est qu’une figure du destin, et non le cataclysme urbain qui, au début du XXIe siècle, a violemment rappelé la persistance de la ségrégation socio-économique. Négligeant le révisionnisme historique et son souci de réalisme, Fincher se contente de reconduire la vision très édulcorée et optimiste de la question raciale et tous les clichés du bon Noir hollywoodien. Tizzy, le pygmée errant qui, le premier, fait découvrir le monde à Benjamin, évoque en trois phrases les désagréments de sa vie de paria, pour vite entonner le couplet idéologique d’un éloge de la différence et de la liberté qu’elle octroie à qui sait l’assumer.
Ce conservatisme imagier détermine aussi la partition métamorphique de Brad Pitt. Lorsqu’il n’est pas grimé, pendant les vingt ans où l’apparence physique de Button est plus ou moins conforme à son âge, il décline les prototypes successifs du mâle américain. La chef costumière dit avoir conçu les tenues du héros en prenant comme modèle, non l’homme de la rue, mais la star représentative de chaque décennie : Gary Cooper pour les années 1940, James Dean et Marlon Brando pour les fifties, Steve McQueen pour les sixties. Au passage, l’acteur Brad Pitt incarne donc chacun de ses prédécesseurs dans la lignée de stars qu’il est supposé prolonger. Fincher confirme et rehausse l’usage du cliché en ouvrant l’épisode années 1950 par un plan de Button à moto, copie fidèle d’une des images totémiques de l’album James Dean. Autre exemple : le temps d’une figure de danse improvisée la nuit au bord du lac Pontchartrain, Daisy/Blanchett devient Cyd Charisse dans un musical MGM.
Fincher s’acquitte de son travail de copiste avec un bonheur variable. La formidable bataille navale rivalise d’intensité et d’invention graphique avec les meilleurs films de guerre de l’âge d’or. Loin de la grâce d’un Done/Kelly, le pas de deux de Blanchett/Charisse en reste à la mièvrerie d’un musical de série.
Traité comme tel, un cliché est une image morte, usée et dévitalisée par sa reproduction infinie. Prendre le parti du cliché, c’est prendre le risque d’un film inerte. Tout le travail consiste à revitaliser le cliché, à le rendre à la vie de l’image. Dans L’Étrange Histoire de Benjamin Button, ce travail est assumé par le héros luimême, de deux manières. La plus évidente tient au scénario autobiographique, qui double la traversée du siècle par un récit d’apprentissage. Chaque situation se divise: connue, reconnue car conforme à l’imagerie hollywoodienne pour le spectateur, mais inconnue, découverte par le jeune Button, qui expérimente une succession de «premières fois». Première fois qu’il voit mourir un proche, première fois qu’il va au bordel, etc. Considéré du point de vue d’un jeune homme, inséré dans un récit d’apprentissage, le cliché s’anime, s’ouvre, se complexifie. Ainsi de la maison de retraite où grandit/rajeunit le vieil enfant: le tableau mièvre des premières scènes devient le cadre d’une succession de très belles séquences initiatiques - la prise de conscience de la mort par un enfant aura rarement été figurée avec une telle gravité.
En-dehors du foyer, l’apprentissage est un secret que Benjamin ne partage pas. Le principal agent perturbateur du cliché est alors l’aberration temporelle d’une conscience d’enfant sous une apparence de vieillard, puis d’homme mûr. Les meilleures séquences ont pour sujet la relation du héros avec les femmes, car Fincher a l’intelligence de traduire en surcroît d’intensité le malentendu quant à l’âge de Button: il les voit avec les yeux d’un enfant sans expérience, elles se comportent avec lui comme avec un homme. Alors le film déborde, traverse le cliché pour retrouver la pleine puissance d’un cinéma porté par une aura intacte. C’est la séquence du bordel, qui dégage soudain une odeur de vérité non aseptisée. C’est surtout le magnifique épisode amoureux à Mourmansk, avec Elizabeth, la femme du conseiller britannique - le jeune Button, Brad Pitt et le spectateur subjugués par la classe de Tilda Swinton.
Lorsque l’anomalie temporelle cesse d’opérer, soit parce que Daisy (Cate Blanchett), la partenaire de Button, connaît son secret, soit parce que l’écart des deux âges, à mi-parcours, s’est résorbé, reste l’imagerie d’un mélo dont l’idée du destin rappelle davantage Amélie Poulain que Douglas Sirk. Entre temps forts - plutôt la première moitié - et temps faibles - qui dominent la seconde -, entre le romanesque de Henry James (Benjamin et Elizabeth) et le roman-photo de Marc Lévy (Benjamin et Daisy), la réussite inégale de L’Étrange Histoire de Benjamin Button est celle d’un film qui se risque au coeur de la fabrique d’images hollywoodienne et de son rapport à l’Amérique, pour faire le point sur son histoire et sur sa situation récente. C’était l’ambition de Forrest Gump (déjà écrit par Eric Roth) et de Titanic, auquel on pense souvent, au-delà des deux citations explicites - Daisy et Benjamin enfants sur la proue du bateau, la mer de cadavres.
Là où Cameron ne s’embarrassait pas de scrupules et faisait tourner à plein régime la vieille usine à rêves et à clichés, au risque de la faire exploser, Fincher se pose des questions d’histoire, des questions d’âge. Que découvre-t-il ? Que l’Amérique n’est pas si jeune qu’on le dit, que c’est peut-être le plus vieux pays du monde, comme disait Gertrude Stein dès 1918, et elle ajoutait: parce qu’il a inventé le XXe siècle bien avant les autres. Et le cinéma hollywoodien est le plus vieux du monde, puisqu’il a inventé l’Amérique. Benjamin Button, c’est l’Amérique et le cinéma hollywoodien. Son Étrange Histoire est la leur: à la fois jeune et vieux, pris dans une contradiction temporelle permanente, sauf pendant une vingtaine d’années au milieu du siècle. On peut le regretter, mais on aurait tort de reprocher à Fincher son usage d’une vieille imagerie, car c’est le sujet même de son film. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, il a eu le mérite de réaliser un film qui sait et fait son âge. Ses regains de jeunesse sont magnifiques. Mais il est trop vieux, peutêtre, pour montrer de Katrina autre chose que la montée de l’eau dans la remise où rouille l’horloge de M. Gateau.
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